Jacqueline de Romilly

(Extrait)

Guillemets Olivier Delorme : Dans ce qui me semble être l’un de vos ouvrages fondamentaux, La Loi dans la pensée grecque, des origines à Aristote (Paris, Les Belles Lettres, 1971), vous montrez comment le Grec est avant tout celui qui ne se reconnaît de maître que la loi. L’image que se construisent d’eux-mêmes les Grecs face aux Asiatiques, dans les décennies qui suivent le choc des guerres médiques, est en effet celle de cités composées d’hommes libres, c’est-à-dire gouvernés par la loi, en face de masses soumises à un despote ; image d’eux-mêmes, écrivez-vous dans Pourquoi la Grèce ? (Paris, de Fallois, 1992), qui est à la source de cet idéal d’État de droit « que l’on peut (comme alors !) appeler « européen », ou bien « occidental », face à des pouvoirs « pour lesquels on peut parler, selon le cas, d’absolutisme, de totalitarisme, de fanatisme – ceci englobant des régimes aussi opposés que la dictature personnelle, le stalinisme ou l’intégrisme » : ne sommes-nous pas là au cœur de ce que la Grèce nous a apporté pour penser l’avenir ?

Jacqueline de Romilly : Nous y sommes effectivement, et nous arrivons tout droit à la démocratie. Cette opposition qui s’est révélée au moment des guerres médiques apparaît très clairement dans deux textes : Les Perses d’Eschyle et Les Histoires d’Hérodote, ce dernier rapportant le dialogue entre le roi de Perse et l’homme de Sparte dans lequel se définit cette différence radicale du Grec comme celui qui n’a pas de maître absolu. Au demeurant, si dans la phrase que vous citiez j’énumère des formes diverses de régimes politiques absolutistes, il faut préciser que cette liberté du Grec a pu prendre, elle aussi, des formes diversifiées. Le régime de Sparte n’est pas la démocratie athénienne (…), mais c’est un homme de Sparte qui, dans Hérodote, donne la définition de la liberté grecque. Ce qui signifie bien que cet esprit général de liberté du Grec ne se confond pas avec la forme prise par le régime d’Athènes au Ve siècle. Je crois même qu’on peut en déceler la trace dès les débuts de la culture grecque. Chez Homère, par exemple, ce sont des rois qui gouvernent, mais ce sont des rois qui consultent le peuple, qui réunissent des assemblées, qui discutent entre eux ; comme les dieux, d’ailleurs. Et il me semble tout de même extrêmement frappant que, dès l’origine, existent ces assemblées assez semblables à ce que seront, bien plus tard, les assemblées du peuple. Les siècles suivants sont également jalonnés par des textes qui vont tous dans le même sens (…) Le remarquable n’est pas seulement dans l’innovation [la démocratie] elle-même, mais dans l’effort, en même temps, de définir, de dégager une conscience claire de ce que devait, pouvait être une démocratie, et ceci en posant des principes et des problèmes qui gardent, encore aujourd’hui, toute leur force et leur actualité. Naturellement, cela ne signifie pas que cette démocratie ait été parfaite. Elle a connu mille difficultés, mais les principes ont néanmoins été définis. Et si vous me permettez d’être un peu bavarde sur ce point, je voudrais dire que parmi ces principes, on peut repérer deux idées essentielles. La première se résume par la fameuse question : « qui veut prendre la parole ? » C’est la traduction de ce principe fondamental selon lequel chacun peut intervenir dans les affaires de la communauté. Alors bien sûr, il est vrai qu’il ne s’agit pas tout à fait de chacun puisqu’en droit ni les femmes, ni les esclaves, ni les métèques, étrangers installés dans la cité, ne pouvaient intervenir, et qu’en réalité les gens pauvres n’intervenaient guère non plus ; mais le principe n’en était pas moins posé que chaque membre de la collectivité, telle que celle-ci s’était définie, était responsable d’elle. L’autre principe, qu’on retrouve dans tous les textes, c’est le respect de la loi. Et ceci me paraît capital aujourd’hui. Pour avoir fait des conférences là-dessus à des jeunes, je me suis rendu compte qu’ils me regardaient avec étonnement et me posaient des questions qui traduisaient une perception de la loi comme quelque chose de négatif qui contraint, qui limite, contre quoi il faut se battre. Ils ne voyaient absolument pas que la loi est la garantie des pauvres, de ceux qui ne sont pas au pouvoir, de ceux qui risqueraient, sans elle, d’être attaqués ; cette loi que Platon ou Démosthène, dans un esprit différent, définissent comme la protection des faibles. (…)

O. D. : Pourtant, l’enseignement actuel ne favorise plus la transmission de cet héritage-là ; et je pense que, même lorsqu’il ne l’occulte pas, il a tendance à en donner une vision totalement déformée. Car s’il est bien sûr légitime pour les spécialistes d’étudier les limites de la démocratie athénienne, n’est-ce pas pour autant une complète erreur de perspective que d’y insister comme on le fait en ce moment, dans les programmes d’histoire de sixième ou de seconde par exemple, et ceci jusqu’à la caricature, à l’absurde, à l’anachronisme du « politiquement correct » ? Cette manière de relativiser à l’excès, par le contingent (la définition du citoyen, susceptible de toutes les évolutions à partir du moment où la démocratie existe et où le citoyen a remplacé le sujet), la portée universelle du principe même de cette démocratie ne nuit-elle pas profondément à la transmission claire des valeurs que devrait viser cet enseignement ?

J. de R. : C’est parfaitement juste. Et j’en vois en permanence les effets. Chaque fois que je fais une conférence, mais vraiment chaque fois, il y a toujours quelqu’un pour me dire : « mais il n’y avait pas les femmes, et les métèques ? et les esclaves ? », ou bien : « mais ils ont tué Socrate ». Ce qui constitue bien sûr une erreur de perspective. Mais je voudrais dire aussi que j’y vois un grand compliment pour les Grecs car on est tellement habitué à ce qu’ils aient élaboré tous ces principes, toutes ces formes d’idéal dont nous vivons encore aujourd’hui (…), qu’on leur fait un reproche de n’avoir pas poussé d’emblée ces innovations et ces inventions jusqu’à la limite que nous avons mis des siècles à atteindre. Guillemets fermés

Extrait de l’entretien accordé par Jacqueline de Romilly à Olivier Delorme, Desmos-le lien, n° 10-11/2002, pp. 8-28.


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