LE CHÂTEAU DU SILENCE
(Extrait pp. 209-210)
Dès ce premier soir, grâce aux histoires d’Anna, notre intimité se renoua comme si mes cinq ans d’absence n’avaient duré que deux ou trois semaines. I1 est vrai qu’à Nikeia, le temps… Bien qu’elle descende d’ordinaire faire ses courses à la supérette de Kato Pyrgos, Anna veillait à faire travailler de temps en temps Panos, le tenancier de la minuscule épicerie du village et lui avait, un jour, commandé douze cartons de lait à zéro pour cent de matière grasse. Elle avait patienté, insisté, redemandé ; elle s’était résignée. Mais six mois plus tard, lorsqu’elle avait souhaité se procurer auprès de lui ces corn-flakes dont raffolait Peter, Panos s’était indigné : elle ne manquait pas de toupet ! après lui avoir laissé ce lait invendable sur les bras ! Les chalands avaient approuvé. Le lait avait-il donc été livré ? Quand on s’engage à acheter quelque chose, on s’en soucie. Mais quand on a reçu la marchandise, on prévient. Vox populi commençait à tendre l’oreille aux arguments d’Anna. Sentant 1e vent tourner, le plaignant concéda que la faute n’était peut-être pas d’un seul côté ; l’accusée se rebiffa : sa maison n’était-elle pas située à mi-chemin entre la boutique et le domicile du commerçant ? était-il si difficile de l’informer ? Le tribunal populaire s’étonna : on lui avait caché certaines pièces du dossier. Voyant qu’il ne pourrait, désormais, que limiter les dégâts, le boutiquier s’enquit du dédommagement qu’accepterait Anna. Elle était en sueur, elle apprécierait un verre d’eau fraîche ; le chœur antique s’extasia devant la modestie de la réparation. Panos sortit du réfrigérateur une bouteille d’eau minérale et refusa qu’Anna en acquittât le prix. Quand les corn-flakes seraient-ils disponibles ? L’épicier leva les yeux au ciel : Ah! mais cela, Dieu lui-même serait incapable de le dire…
– Ils sont fous! Jamais je ne comprendrai comment ils fonctionnent.
» (…) Moi cela m’amusait plutôt. Je tentai d’expliquer à Anna que le jeu, dans l’existence, peut être un ressort au moins aussi puissant que le profit. Qu’il peut même se révéler un utile antidote face à l’apparence de rationalité dont on essaye de nous donner l’illusion qu’elle gouverne la Création. » (Le Château du silence, pp. 209-210) 